CONTES ITALIENS

Ephémaires

Trois compétitions de précision sont organisées en Toscane chaque année. L’une est mise sur pieds par l’importateur d’Edel à Diecimo, et les deux autres sont organisées par Filippo, l’importateur d’Airwave, qui a toujours su attirer les concurrents avec de beaux prix sponsorisés. La compétition du "Val di Luce" est la plus intéressante du point de vue du vol. Elle se déroule toujours au mois d’août, pendant les vacances traditionnelles, lorsque l’affluence touristique est à son apogée.
 
Notre groupe de Lucca s’y rendait régulièrement. Endrio en particulier prenait un énorme plaisir à participer chez Filippo. Il démontrait son habilité dans les compétitions nationales, mais aussi dans les atterrissages de précision, en toutes circonstances. De plus, il disposait d’un atout incontournable: sa chance! Ceci provoquait d’ailleurs la grogne de nombreux pilotes.
Endrio, alias Edel, était déterminé et confiant à remporter une nouvelle fois le premier prix, offert par Filippo, alias Airwave. De bonne humeur, il roulait à toute allure avec son Ford Cosworth sur la petite route qui nous menait au "Val di Luce". C’était pour moi toujours une aventure assez particulière, même exitante, d’accompagner Endrio dans sa voiture, car je n’avais pas l'expérience pour conduire de cette manière!
Une bonne cinquantaine de pilotes étaient présents à l’attero. Presque tout le monde se connaissait, car la majorité venait de la Toscane. Il était encore assez tôt mais la journée s’annonçait très belle. Au lieu de rester à bavarder comme d’habitude, nous sommes montés tout de suite. La vallée se trouve dans la partie nord de l’Apennin, et les masses d’air sont souvent complètement différentes de celles du côté de la Toscane, c’est à dire qu’elles sont en général plus sèches. Les cumulus se développaient à merveille et nous nous sommes laissés aller à des rêveries. Vraiment dommage. J’avais oublié mon appareil-photos à la maison. D’autre part, c’était un bon présage, car jusqu’à présent, à chaque fois que j’avais oublié mon appareil-photos, j’avais effectué de mes plus beaux vols.
Nous n’avons pas perdu de temps au décollage. Les cieux nous appelaient comme les sirènes et nous ne pouvions pas résister à ce chant. La scène égayait nos coeurs d’adeptes de vol libre. Les nuages naissaient partout autour de nous, formant une sorte d’arène blanche. Nous montions vers le plafond, et Dieu sait pour quelle raison, nous dépassions les nuages le long de leurs parois, comme si cela était la chose la plus normale du monde. Vers le nord, nous apercevions la plaine du Po à travers les cols de nuages, tandis qu’au sud, vers la Toscane, c’était complètement libre. Quelques pilotes avaient choisi un chemin sous les nuages, le long de la crête principale. Moi, j’avais opté pour le sud, la Toscane. La compétition n’avait guère plus d’importance. L’air devenait nettement plus sec avec le passage de la ligne de partage des eaux et il y avait bien moins de nuages. Leur plafond était tout aussi haut que de l’autre côté. C’était une situation bizarre. L’air d’ici, côté mer, à peine quarante kilomètres de celle-ci, aurait dû être plus humide. Tant mieux! Je pointais en direction de Prato Fiorito. Je fermais mes yeux pour en jouir de ma liberté. J’étais tout seul et les montagnes s’étalaient à plus de mille mètres en-dessous de mon derrière. Même en arrivant à Prato Fiorito, je me trouvais toujours plusieurs centaines de mètres plus haut que n’importe quelle montagne dans un rayon de plus de cent kilomètres! Je n'eu pas beaucoup temps de me lasisser aller, car l’aile remontait déjà dans le thermique suivant. Je respirais l’air frais et j’expirais la joie, elle se forçait le chemin par tous mes pores. Et pourtant, quelque part, ensevelie profondément dans mon corps, une chose inquiétante me guettait; une sorte de peur. Ce n’était pas la turbulence qui la ravivait, non. Quand on est tout en haut, près du plafond, et qu’on se penche en avant pour regarder entre les jambes vers la terre, la “bête” sort de sa tanière. L’estomac laisse sa place à un étrange vide, et une peur irrationnelle commence à hanter notre corps. Si haut que même la gorge du “Orrido di Botri” semblait tout aussi plate que tous les pics autour. Inconsciemment, je levais les bras et mes mains s’agrippaient aux élévateurs. C’était complètement bête, mais...
Je retournais maintenant à la crête principale. Mon but était de faire un petit triangle. Les nuages se dressaient d’une manière impressionnante de l’autre côté des montagnes. La ligne de partage des eaux, ce jour-là, était aussi celle de partage des nuages, très précise et une vrai muraille à perte de vue et haute des centaines de mètres. Je m’envissais au-dessus des pentes ensoleillées de la Toscane et je joignais très rapidement l’altitude du plafond des cumulus. A mon grand étonnement, je continuais à grimper. Je glissais le long de cet immense mur blanc. Peu importe dans quelle direction je dirigeais mon para, du vent dynamique montait partout le long de la paroi blanche. Tout en étant dans le ciel, je me rapprochais encore plus de lui. En peu de temps je me suis trouvé à proximité de ”l’Omo” , mon deuxième point de contournement. Je le distinguais à peine, car il était camouflé par les nuages. Mais je savais pertinemment où il se trouvait. Au retour, j’ai continué à faire du soaring à côté de ce mur de nuages. Je me rapprochais toujours plus des donjons blancs, et la peur d’être dévoré par ces grands ogres blancs se dissipait. Un peu plus bas, je discernais un petit nuage qui remontait vers moi. Ou bien, est-ce que j’étais en train de descendre? Bizarre, mon vario gazouillait comme un oiseau déchaîné, ce qui signifiait que je montais malgré tout dans une masse d’air très sèche au-dessus de ce nuage. Quelle journée extraordinaire! Puis, j’ai remarqué l’aile d’Endrio. Il montait en même temps que ce petit nuage. Je l’ai attendu, et après un moment, nous avons continué le chemin ensemble. Partager ces sensations merveilleuses, et savoir que l’autre pilote vit des sentiments semblables accentuaient encore mes sentiments de pleinitude. Nous planions littéralement dans un autre monde, composé d’air, d’ eau et de forces invisibles, pourtant bien réelles. Cela était comme un rêve éveillé. Les nuages se formaient comme les rêves des hommes, grandissaient et se transformaient continuellement. Ils nous emballaient et nous nous laissions aller dans ce grandiose labyrinthe de couloirs, de tours et de cours blanches.
On voyait des trous par endroit, comme si de grosses souris s’attaquaient à cette substance. Ces souris étaient en fait les réalistes et les frustrés qui ne croient pas aux utopies. Leurs pensées malheureuses grignotaient ici et là l’enthousiasme des esprits pleins de vie. Nous voulions rester dans le rêve et participer à l’édification de ce merveilleux château de ouate. Nous ne voulions pas nous laisser prendre par les doutes, et nous évitions les trous laissés par les crocs insatiables. C’est ainsi que petit à petit, nous avions regagné de l’altitude. C’était comme un dernier “crescendo” avant l’inévitable descente: eh oui, la descente finale avait commencé et nous avions de la peine à nous accrocher sous les nuages. Une petite souris s’était frayée un chemin dans un recoin de nos cerveaux malgré notre bonne volonté. Ces doutes germaient, en considérant analytiquement les conditions météo vraiment époustouflantes. Cela ne pouvait pas être vrai. Les pensées divaguaient, la concentration laissait à désirer. C’était le commencement de la fin. Nous étions redevenus des pilotes de parapente ordinaires. Nos coeurs pourtant continuaient à battre au rythme de ceux des aigles. Les impressions de ce vol seront gravées pour toujours dans nos coeurs.
Le reste du vol n’était plus que de la routine. Il ne nous restait plus que l’atterrissage de précision. Filippo nous avait transmis par radio que la compétition était toujours ouverte. Peut-être pouvions-nous récupérer notre inscription. Les quatre ou cinq cents mètres d’altitude en trop ont vite été éliminés par quelques spirales bien serrées, provoquant une montée en flèche d’adrénaline . Nous étions prêts pour un élégant atterro. Endrio eut moins de “chance” que d’habitude en obtenant une neuvième place finale, mais ne fût pas le moins du monde déçu. Il dit qu’il pouvait bien se contenter de ce résultat, surtout après un vol magnifique tel que celui-là. La plupart de nos copains n’ont pas vraiment cru à notre histoire. Dommage, car la réalité dépasse souvent l'immagination.